René Escudié |Diable de bouillabaisse

René Escudié / Diable de bouillabaisse
(conte pour petits et grands)

Il y avait une fois, un homme qui n’aimait rien.
Rien ?
Rien du tout !
Vraiment rien ?
Vraiment rien du tout !
Ne me demandez pas ce qu’il n’aimait pas parce que ça ferait une liste qui ferait dix fois, vingt fois, mille fois le tour du stade Vélodrome !
Et si vous me demandez ce qu’il aimait, on n’aurait même pas besoin d’un petit bout de papier, ça tiendrait sur le bout d’un ongle, sur l’aile d’une mouche ou sur le point d’un i. Et pas d’un I majuscule , non, d’un i minuscule !
Vous voulez vraiment savoir ce qu’il n’aimait pas ?
Il n’aimait pas les vaches, surtout les noires et blanches.
Il n’aimait ni les chats ni les chiens ni les perroquets verts et les gris non plus. Il n’aimait pas les souris vertes et les oursins violets.
Il n’aimait pas le vent, ni le soleil, ni la pluie, ni la neige surtout quand elle lui rentrait dans le col entre le cou et la chemise. Et même si ce n’était jamais arrivé, rien que d’y penser ça le mettait en colère.
Il n’aimait ni le matin, ni le soir, ni l’après-midi, ni la nuit claire quand les étoiles jouent à saute-mouton avec la lune.
Il n’aimait ni l’école, ni les vacances. Je vous ai dit qu’il n’aimait rien, vraiment rien.
Il n’aimait pas les femmes, il n’aimait pas les hommes, il n’aimait pas les enfants surtout quand il lui faisaient des grimaces grandes... comme ça ! Ou quand ils se moquaient de lui en lui chantant sur l’air du La la la lère :
C’est le monsieur qui n’aime rien
Poil de chien
Qui est méchant comme une teigne
Poil au peigne
Et qui déteste les enfants
Poil aux dents !
Et surtout ce qu’il n’aimait vraiment vraiment pas, ce qu’il détestait le plus au monde, c’était ce qu’il ne connaissait pas, ce qu’il n’avait jamais vu, ce qui venait de loin, tout ce qui venait d’ailleurs que Marseille.
Il n’aimait rien, vous dis-je ! Rien...
Si ! Il aimait quelque chose. Une seule chose. Mais alors, il l’aimait vraiment, il l’aimait tellement et si fort qu’il en rêvait la nuit, qu’il en rêvait le matin et le soir, qu’il en rêvait tout le temps.
Ce n’était ni son père, ni sa mère, ni sa sœur, ni son frère, ni son cousin ni sa cousine, ni sa voisine, c’était... la bouillabaisse !
La bouillabaisse, comme on sait la faire à Marseille, avec tout plein de poissons, des croûtons et de la rouille.
Et un jour, cet homme méchant et qui n’aimait personne, sauf la bouillabaisse, eut la grande chance de sa vie : il sauva le diable.
Le diable, oui, le diable en personne.
Parce que, même quand on est diable et que l’on est presque tout puissant, il y a des fois où l’on se trouve aussi faible et désarmé qu’un tout petit bébé qui marche encore à quatre pattes avec sa sucette à la bouche et la couche pleine.
Le diable, lui, il n’avait pas de sucette, mais il s’était coincé le bout de la queue entre deux rochers et il ne pouvait plus bouger, mais alors, plus bouger du tout. Il avait bien essayé quelques uns de ses tours, mais ça ne marchait pas, ça avait seulement déclenché un tremblement de terre très loin par là-bas et l’éruption d’un tout petit volcan.
Le méchant homme avait bien ri de voir le diable en cette position et il était tellement méchant qu’il allait en profiter pour lui jeter des pierres, quand le diable, de sa plus douce voix, lui dit :
"Brave homme ! Délivre-moi, je t’en prie !
– Moi, que je te délivre ? Tu ne m’as pas regardé ? Je suis celui qui n’aime pas ce qu’il ne connaît pas . Et comme je te connais pas, je ne t’aime pas, tu peux rester coincé dans ces rochers tant que tu voudras, je ne te délivrerai pas !
– Tu ne me connais pas ? Demanda le diable. Tu ne m’as pas reconnu ? Je suis le diable...
– Le diable ? Prouve-le !"
Alors le diable enleva son chapeau et le méchant homme vit les deux petites cornes qui poussaient sur son front.
" Ecoute, dit le diable. Si tu me tires de cette situation, je te promets de faire ce que tu voudras.
– Ce que je voudrai ? dit le méchant homme. Jure-le ! "
Alors le diable cracha par terre et dit d’une voix de tonnerre :
" Par Belzébuth et par Astaroth, Par Satan et par Lucifer, c’est à dire par moi-même, je jure de faire ce que tu me demanderas.
– Très bien, dit le méchant homme. Je voudrais la plus belle et la meilleure des bouillabaisses.
– Pfff... fit le diable. C’est fastoche ! Mais délivre-moi d’abord !
– Te te te, fit le méchant homme. Je te délivrerai après.
– Tu as intérêt à le faire, dit le diable. Sinon..."
Le diable fit deux ou trois trucs bizarres avec les mains et, tout à coup, devant le méchant homme, il y avait une table bien calée sur le rocher, couverte d’une nappe et à côté de cette table, il y avait un fauteuil.
" Poses-z-y ton derrière, dit le diable. C’est prêt !"
Le méchant homme s’assit dans le fauteuil une grande serviette blanche vint se nouer autour de son cou et un parfum merveilleux vint lui chatouiller les narines. Il baissa les yeux. Devant lui, il y avait la plus grande des assiettes qu’il ait jamais vues entourée d’une fourchette, d’un couteau et d’une cuillère d’or. Une marmite fumante était posée, remplie d’une soupe jaune comme l’or le plus pur où baignait une louche d’argent, accompagnée d’un plat couvert de croûtons bien dorés et d’un énorme bol de rouille.
Le méchant homme ferma les yeux, prit une grande respiration, saisit la louche et commença à se servir.
Ah ! Ca allait être la meilleure des bouillabaisses qu’il ait mangées de sa vie, elle sentait tellement bon ! Il commença à disposer les beaux croûtons au fond de l’assiette après les avoir tartinés de rouille puis il partit à la pêche des morceaux de poisson dans la soupière. Il n’y manquait vraiment rien ! Il y avait galinette, rascasse, vive, grondin, congre, baudroie accompagnés de racaou, de Saint-Pierre, de merlan et de loup et de tant d’autres encore qu’il se demanda si tous les poissons de la Méditerranée ne s’étaient pas donnés rendez-vous dans son assiette.
Quand celle-ci fut remplie à ras bord, il y plongea la cuillère d’or, la porta à ses lèvres et s’arrêta.
" Qu’est-ce qu’il y a, demanda le diable. Elle est trop chaude ? Dépêche-toi de manger et viens me décoincer la queue !
– C’est pas ça, dit le méchant homme. Puisque je te tiens, je ne vois pas pourquoi je n’en profiterais pas. Je vais te demander autre chose.
– Demande, mais fais vite. Même coincé par la queue, le diable peut perdre patience et attendre quelqu’un de plus obligeant que toi.
– Ou de moins accommodant, dit le méchant homme. Et qui pourrait profiter de la situation pour te jeter des pierres.
– D’accord, dit le diable. Je te donne un deuxième vœu. Mais fais-vite.
– Voilà, dit le méchant homme en ricanant. Moi, je n’aime rien ni personne et surtout pas ce qui vient d’ailleurs. Alors, pendant que je te tiens, je t’ordonne de supprimer tout ce qui est étranger, tout ce qui vient d’ailleurs.
– Tu es sûr ? demanda le diable.
– Archi-sûr. Et fais-moi ça pendant que je mange, je n’en aurai que plus de plaisir.
– D’accord, fit le diable."
Le méchant homme replongea sa cuillère d’or dans la bouillabaisse, quand tout à coup, il poussa un cri :
" Hé ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que c’est que cette couleur de bouillabaisse ? Elle était pourtant jaune comme de l’or tout à l’heure !
– J’ai fait ce que tu m’as demandé, dit le diable. J’ai enlevé le safran, c’est le safran qui lui donnait cette belle couleur.
– Et pourquoi as-tu fait ça ? s’étrangla le méchant homme.
– Le safran vient du Népal, là-bas du côté des plus hautes montagnes du monde. Et ce sont les Grecs avec Alexandre le Grand qui l’ont amené en Méditerranée. Il n’est pas d’ici, le safran et je t’ai obéi."
Le méchant homme poussa un autre cri en crachant la cuillerée qu’il avait goûté malgré sa drôle de couleur :
" Pouah ! Mais qu’est-ce que c’est que ça ? C’est dég... c’est pas bon du tout ! Où sont passé l’ail et les oignons et le céleri ? Et le poivre, tu n’as pas mis de poivre ?
– J’ai enlevé le poivre, comme les autres choses. Le poivre vient du sud-ouest de l’Inde, il n’est pas d’ici. Comme les oignons qui viennent des Sumériens là-bas en Mésopotamie, l’ail qui vient d’encore plus loin, du nord du continent asiatique, et le céleri qui vient des Romains. "
Le méchant homme fouilla entre les morceaux de poisson qui nageaient dans une eau claire.
" Et les croûtons ? Et la rouille ? C’est terrible ! Il y a plus rien et cela n’a plus aucun goût !
– Pour faire les croûtons, il faut du pain, et pour faire le pain il faut de la farine, et pour faire de la farine, il faut du blé et le blé n’a pas toujours été là, à Marseille. Ce sont les Grecs qui l’ont apporté, les Phocéens qui se sont alliés avec les Ligures pour fonder la ville de Marseille. Ils ont introduit le blé à Marseille avant même que les Romains ne le connaissent.
– C’est pas boooooooooooooooooooooooooooooooooon ! hurla le méchant homme.
– Et pour faire la rouille, poursuivit le diable. Il faut de l’huile d’olive et tu crois que les oliviers ont toujours été à Marseille ? Mais non, ce sont des étrangers, des grecs qui l’ont amené avec eux. On raconte même qu’Hercule... Tu connais Hercule ?
– Je me fiche d’Hercule ! Je veux ma bouillabaisse ! hurlait le méchant homme.
– On raconte qu’Hercule avait un bâton de bois d’olivier à la main quand il fit le tour de la Méditerranée. Et que chaque fois que son bâton touchait le sol, un olivier poussait. Quand au piment, il vient d’Amérique Equatoriale et c’est grâce à un Génois, le grand port italien concurrent de Marseille, Christophe Colomb, qu’on le connaît. Allez, mange maintenant et délivre-moi ! "
Le méchant homme regarda son assiette. Que les morceaux de poisson bouillis avaient l’air triste, sans couleurs et sans goût, sans odeur ni saveur.
Tout à coup, la cuillère qu’il tenait dans main tomba sur la nappe.
" Ma main ! Où est passée ma main ?
– Ton arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière grand-père devait être un Celte, il y a 6000 ans. Tu m’as bien demandé de faire disparaître ce qui vient d’ailleurs, n’est-ce pas ? "
Le méchant homme sentit de l’air dans ses jambes de pantalon.
" Mes jambes !
– Un papé grec de Phocée, une mamée romaine. "
Le méchant homme sentit que plein de morceaux de lui disparaissaient.
" Mes oreilles !
– Tes ancêtres ostrogoths et wisigoths.
– Mes épaules.
– Tes arrières-aïeux arabes.
"
Quand tous les morceaux de son corps qui lui venaient de ses ancêtres venus d’ailleurs, tous les Lombards, les Vénitiens, les Angevins, les Arméniens, les Vietnamiens et tous les autres qui s’étaient rencontrés au cours des milliers et des milliers d’années de l’histoire de Marseille eurent disparus, il ne resta plus que sa bouche.
Il cria :
" Je t’ordonne !
– Non, dit le diable. Maintenant, tu ne peux plus rien m’ordonner. Nous avions un marché, j’en ai fait ma part, tu voulais de la bouillabaisse, tu l’as eue. Tu voulais que je supprime tout ce qui était étranger à Marseille, je l’ai fait. A toi maintenant. Et vite ! "
Le méchant homme regarda encore une fois la soupière.
" Ecoute, je te délivrerai, à une condition...
– Encore ! " Tonna le diable et le son de sa voix était si terrible que le méchant homme sut que ce n’était plus moment de s’amuser.
" Une dernière petite chose, toute petite toute petite toute petite...
– Parle !
– Remets tout comme c’était avant. S’il te plaît... "
Le diable eut un grand rire et toutes les couleurs et toutes les saveurs revinrent dans la soupière d’or. Il y eut un grand floc et le méchant homme recommença à sentir tous ses membres. Alors il se leva et alla tirer sur la queue du diable. Il peina, força, s’escrima et enfin la queue sortit de son piège de rocher.
" Vite ! Ma bouillabaisse ! " se dit le méchant homme et il se précipita vers la table.
Mais il n’y était pas encore arrivé qu’un énorme coup de pied aux fesses l’envoya rouler dans la poussière.
Quand il releva la tête, le diable avait disparu dans un nuage de souffre.
Et de la bouillabaisse, il ne restait plus que des arêtes blanches et séchées disposées sur le rocher.
Le méchant homme poussa un soupir et il rentra chez lui.
Mais il garda toute sa vie sur son derrière la trace rouge du coup de pied du diable.
Et les enfants lui chantent :
C’est le monsieur qui aime tout
Poil au cou
Qui est gentil comme un minou
Poil au genoux
Et qui adore les enfants
Poil aux dents !
C’est le monsieur qui aime tout
Poil au-dessous
Et qui chante dans la rue
Poil au-dessus
Et en sautant les barrières
Poil derrière !
Il amuse les petits
Poil ici
Et il fait rire les grands
Poils devant
En mangeant sa bouillabaisse
Poils aux fesses !
( version soft : aux tresses )

Retrouvez ce texte dans le recueil La plus grande pièce du Monde aux ed. Des Amandiers.

28 septembre 2002
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